Le Chef de file : un parcours et des atouts distinctifs

Trois fois plus l’intention d’innover en technologie durant la prochaine année que les autres types de propriétaires d’entreprise

Parmi les quatre profils d’entrepreneurs que l’Indice a identifiés avec l’enquête de l’année 20161, le Chef de file est celui qui apparaît le plus proactif et le plus enclin à prendre des risques pour lever la croissance de son activité. Orienté davantage vers la fabrication de produits, il embauche et privilégie l’innovation. En général âgé entre 45 et 54 ans, il apparaît aussi parmi les entrepreneurs les plus « expérimentés » et éduqués, et il a souvent démarré plus d’une entreprise (voir également le thème des Multientrepreneurs de l’Indice 2018). Il porte particulièrement bien le drapeau de l’internationalisation et, en ce sens, on peut lui accorder un rôle particulier au sein de l’entrepreneuriat québécois.

Le chef de file : l’explorateur exportateur, l’explorateur innovateur

Ils représentent 10 %1 des entrepreneurs québécois, et leur place se confirme avec une croissance de ce pourcentage lente, mais néanmoins visible : mis à part un récent repli, le taux moyen des Chefs de file a augmenté depuis 2012 (graphique 6.1). Cette légère progression est d’autant plus intéressante que les Chefs de file présentent un profil relativement homogène. Le fait que ce profil s’affirme est peut-être le signe d’un entrepreneuriat québécois gagnant en robustesse. Le Chef de file se différenciant des autres profils par sa ferme volonté de se positionner à l’international, cette progression fait aussi écho à la réalité d’échanges commerciaux toujours plus mondialisés.

Néanmoins, la taille moyenne de son entreprise reste relativement petite, et le Chef de file – comme il est décrit par l’Indice – ne peut guère se comparer aux dirigeants des quelques très grandes entreprises ou multinationales que compte le Québec.

GRAPHIQUE 6.1

Évolution en moyennes mobiles (sur trois ans) des Chefs de file dans le total des entrepreneurs, Québec, 2011-2018 (novembre 2018)

La prise de risque, l’engagement dans des investissements et la volonté manifeste de pénétrer de nouveaux marchés font du Chef de file le dirigeant d’une entreprise qui « sait » croître, qui accorde une importance particulière à la croissance et à l’innovation et qui, en ce sens, se démarque de cette grande majorité de propriétaires, très souvent d’une très petite entreprise et dont le modèle d’affaires reste conforme à des objectifs de stabilité.

Orientés à l’international, tous les Chefs de file ne positionnent cependant pas encore leurs produits ou leurs services sur les marchés étrangers. En 2018, 34 % des Chefs de file déclarent n’avoir aucune activité d’exportation en tant que telle à l’étranger, ou affichent des ventes à l’international inférieures à 5 % du total de leurs ventes. À l’autre extrême, 28 % des Chefs de file sont clairement orientés vers l’exportation, avec plus de 50 % de leur chiffre d’affaires provenant de ventes à l’étranger. Les Chefs de file sans activités d’exportation peuvent cependant s’appliquer à développer des liens d’affaires et des collaborations avec des entreprises ou des organisations basées à l’étranger, ce qui reste tout à fait propice à leurs objectifs de croissance.

L’innovation, comme principal moteur de croissance, apparaît parmi les forces particulières du Chef de file. Ses intentions d’investir en innovation au cours des 12 prochains mois sont nettement plus élevées que dans le cas des trois autres profils d’entrepreneurs, avec des différences tout à fait notables pour les innovations technologiques et les innovations de produits (tableau 6.1).

TABLEAU 6.1

Intentions de dépenser en innovation durant l’année suivante, Chefs de file et autres profils de propriétaires, Québec (novembre 2018)

Les données de l’Indice permettent également d’établir des rapprochements entre le Chef de file et le propriétaire dit « Multientrepreneur », la volonté d’internationaliser son activité semblant concomitante avec celle de multiplier les projets entrepreneuriaux.

Sa grande force : la prise de risque

Conformément aux caractéristiques des Chefs de file, les entreprises qu’ils dirigent se développent avec les leviers nécessaires à des investissements qui peuvent parfois être importants, ce qui suggère une capacité correspondante à gérer le risque, capacité particulièrement variable en fonction de la personnalité de l’entrepreneur. Le Chef de file montre justement une propension à la prise de risque qui le démarque très fortement des autres profils entrepreneuriaux (graphique 6.2, utilisant des scores Z3).

GRAPHIQUE 6.2

Propension à prendre des risques des propriétaires (scores Z), par profil, Québec, 2018 (novembre 2018)

Fait à souligner, l’Indice a démontré que les individus ayant l’intention de se lancer en affaires ou ceux qui ont entamé les premières démarches de la création d’une entreprise sont généralement plus enclins à prendre des risques que les entrepreneurs déjà actifs, ces derniers étant davantage appelés à la prudence par leur expérience. Cependant, et contrairement aux autres profils entrepreneuriaux, le Chef de file se différencie encore une fois avec une propension à prendre des risques supérieure (0,795) à celle des individus ayant l’intention d’entreprendre (0,733). Cela est manifeste d’un profil entrepreneurial particulièrement actif et avisé.

Les Chefs de file se distinguent aussi par un niveau de proactivité particulièrement élevé (graphique 6.3), possiblement encouragé par une confiance portée par les perspectives de croissance inhérentes à l’exploration de nouveaux marchés, de nouveaux produits ou encore de nouvelles technologies. Cette proactivité s’explique aussi peut-être par l’empressement de dépasser les risques inhérents à des investissements nécessaires à la croissance de l’entreprise.

GRAPHIQUE 6.3

Niveau de proactivité des propriétaires (scores Z), par profil, Québec, 2018 (novembre 2018)

Le Chef de file : favorisé par la culture des familles en affaires, l’expérience et l’éducation

Il est maintenant largement admis que provenir d’une famille en affaires est un facteur très favorable en ce qui concerne la propension à entreprendre, autant pour reprendre une entreprise que pour en créer une nouvelle. L’enquête de 2018 de l’Indice appuie de nouveau ce constat, en plus de reconnaître que l’expérience familiale en affaires est également liée au profil de l’entrepreneur.

Ainsi, 69 % des Chefs de file proviennent d’une famille en affaires. Cette proportion est importante et se compare à une part de 53 % des Enracinés, et de seulement 42 % pour les Individualistes et 32 % pour les Prudents. Il est évident que l’influence d’un contact dès le plus jeune âge avec le monde des affaires joue un rôle déterminant en facilitant la compréhension et le transfert des savoirs tacites sur le fonctionnement, la culture ou encore les compétences propres à la gestion d’une entreprise. De manière tout aussi évidente, provenir d’une famille en affaires est également propice à un apprivoisement du risque entrepreneurial, car l’exposition des jeunes à un environnement entrepreneurial direct permet sans aucun doute de lever ce qui peut être vécu comme une « boîte noire » par des individus aucunement sensibilisés aux réalités du monde des affaires.

Ainsi, le fait qu’une large proportion des Chefs de file proviennent de familles en affaires est en soi une explication des caractéristiques qui définissent ce profil entrepreneurial : l’expérience et le goût du risque, nourris par une culture d’affaires au sein même de la famille, augmentent nécessairement la capacité à voir toutes les possibilités d’un même projet entrepreneurial.

Si la provenance d’une famille en affaires constitue déjà un avantage conséquent, le Chef de file est également outillé d’un bagage éducationnel vraisemblablement plus important : 66 % des Chefs de file ont un certificat ou un diplôme universitaire contre une moyenne de 54 % pour les autres entrepreneurs de l’échantillon. De plus, avec une expérience à titre de dirigeant qui dépasse 10 ans pour 36 % d’entre eux4, les Chefs de file bénéficient sans aucun doute d’un « rodage » très avancé sur le monde des affaires. Malgré cette avance, il est intéressant de constater que les Chefs de file sont aussi les entrepreneurs qui reconnaissent le plus l’avantage d’une assistance, d’un accompagnement ou d’une expertise favorable à la croissance de leurs activités : 30 % d’entre eux souhaiteraient l’aide d’un mentor (contre 18,2 % pour la moyenne des autres profils); 27 % reconnaissent l’intérêt d’un coach (contre 16 %). Si l’écart est moins évident en ce qui concerne le recours à des consultants (26 % pour le Chef de file contre 20 % pour les autres), le recours plus fréquent à une assistance expérimentée est autant le reflet d’ambitions importantes que de la complexité qu’il faut associer aux marchés étrangers ou à la production manufacturière.

L’âge et le sexe : un profil encore très polarisé

Si des entrepreneurs ambitieux peuvent être inspirés par l’histoire de vedettes du monde des affaires aux succès fulgurants, mais aussi aux débuts très précoces, le Chef de file québécois débute typiquement à un âge plus avancé : 45 % des Chefs de file ont commencé en affaires à moins de 35 ans (47 % pour les autres entrepreneurs), et 43 % ont débuté quand ils avaient entre 35 et 49 ans (contre 36 %). La différence est significative : elle suggère le besoin d’accumuler davantage de ressources, qu’elles soient financières, de l’ordre des savoirs technologiques ou organisationnels, de l’expérience de travail ou du réseau d’affaires.

Autre caractéristique sociodémographique notable, les Chefs de file sont surtout des hommes, ce qui n’est pas conforme au relatif équilibre hommes-femmes qui est de plus en plus observé dans le monde de l’entrepreneuriat. Les hommes représentent en effet 73 % des Chefs de file. De 2011 à 2018, les Chefs de file hommes ont compté en moyenne pour 11 % de l’ensemble des entrepreneurs (hommes), alors que les Chefs de file femmes n’atteignaient qu’un taux moyen de 5 % parmi les femmes entrepreneures. La progression plus récente des femmes en entrepreneuriat indique fort possiblement un rattrapage encore inachevé à la tête d’entreprises aux engagements plus exigeants. De plus, l’enquête de 2017 de l’Indice révélait que les femmes de ce profil entrepreneurial consacreraient environ 20 % plus de temps que les hommes pour assurer des tâches reliées au fonctionnement de leur entreprise. Parmi les explications5 se trouve la volonté de performer dans un environnement où les femmes sont souvent minoritaires, ainsi que celle de vaincre certains stéréotypes.

Le Chef de file semble concevoir son projet entrepreneurial et satisfaire son goût du risque en s’appuyant sur des facteurs propices à la robustesse de son activité, à savoir l’expérience et l’expertise. L’approche correspond précisément aux objectifs premiers des réseaux de soutien dédiés à la performance entrepreneuriale du Québec et, en ce sens, le Chef de file détient très certainement les clés d’un modèle qui peut s’avérer inspirant pour tous les profils d’entrepreneurs.

Sources

1Quatre grands profils entrepreneuriaux : Individualiste, Prudent, Enraciné, Chef de file, Indice entrepreneurial québécois, édition 2016.
2L’utilisation des moyennes mobiles sur trois années réduit les variations inhérentes dues à la petite taille de l’échantillon des propriétaires dans l’ensemble des répondants des enquêtes pour l’Indice, et aux marges d’erreur associées allant de 3 % à 5 %. En ce sens, les faibles variations d’une année à l’autre, moindres que les marges d’erreur, peuvent être dues seulement à l’échantillonnage et non à des variations réelles. À titre indicatif, le taux des Chefs de file en 2018 se situe à 7,8 %.
3Voir le glossaire.
4Ancienneté des propriétaires : selon les données de 2018, 6 % des Chefs de file se sont lancés en affaires depuis moins d’un an (contre 11 % pour l’ensemble des entrepreneurs, incluant les Chefs de file), 30 % depuis trois ans et moins (28 % pour l’ensemble des entrepreneurs), et 60 % sont à la tête de leur entreprise depuis plus de cinq ans (57 % pour les autres propriétaires).
5Indice entrepreneurial québécois 2017, Un regard sur l’entrepreneuriat féminin.
Tiré de l’Indice entrepreneurial québécois 2018 de la Fondation de l’entrepreneurship.
Novembre 2018
Auteurs : Mihai Ibanescu (Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal), Audrey Azoulay (illo pertinere), Rina Marchand (Fondation de l’entrepreneurship).