Famille en affaires : un incubateur et un accélérateur entrepreneurial naturels

La moitié des propriétaires d’entreprises indiquent avoir eu au moins un parent entrepreneur

L’entrepreneur, dans ses caractéristiques individuelles comme dans son cheminement ou dans ses ambitions, est directement influencé par l’environnement dans lequel il a évolué. En particulier, la proximité de son milieu familial avec le monde des affaires marque fortement la propension à entreprendre d’un individu. D’ailleurs, le succès que connaissent aujourd’hui les programmes en entrepreneuriat jeunesse provient précisément du lien largement admis entre le développement précoce d’un sens de l’initiative et l’esprit d’entreprendre. Poser un regard particulier sur l’influence de l’expérience familiale en affaires, où mode de vie et vie professionnelle sont souvent indissociables, permet ainsi de saisir une facette particulière de la culture entrepreneuriale.

L’avantage familial : une présence dans la chaîne deux fois plus importante

En 2018, 33,3 % des répondants de l’Indice ont bénéficié d’une expérience entrepreneuriale au sein de leur milieu familial : ceux dont l’un des parents est ou a été propriétaire d’une entreprise familiale avec employés comptaient pour 14,5 % des répondants de l’enquête de 2018, tandis que ceux dont au moins un des parents a mené sa carrière en tant que travailleur autonome prenaient une part de 18,8 %.

Chez les propriétaires d’entreprises, ce taux grimpe à environ 50 %. Le fait que la moitié des entrepreneurs québécois aient « baigné » dans un univers entrepreneurial au sein de leur famille est en soi une raison d’examiner le lien entre l’expérience familiale et les caractéristiques de l’entrepreneur. D’ailleurs, la provenance d’un entrepreneur d’une famille en affaires et son impact sur l’émergence des intentions entrepreneuriales ont été largement analysés dans la littérature1, y compris pour expliquer le rôle particulier des parents entrepreneurs dans l’éducation de leurs enfants2.

La familiarisation (souvent précoce) avec le monde des affaires, le développement d’une sensibilité au contexte économique et aux problématiques propres à l’entreprise familiale3, l’expérience générée par l’action observée d’une figure inspirante, l’introduction à la notion de risque, le regard sur la diversité des compétences et des savoirs nécessaires à la gestion d’une entreprise, ou encore les multiples autres contacts – directs et indirects – avec le monde des affaires sont autant de réalités vécues favorables à la culture et à la construction d’un potentiel entrepreneurial.

La présence dans le cycle entrepreneurial semble clairement avantagée par l’exposition préalable de l’entrepreneur aux activités d’affaires de la famille. Ainsi, entre 2015 et 20184, la probabilité moyenne qu’un individu soit présent dans la chaîne entrepreneuriale est globalement deux fois plus élevée lorsque l’entrepreneur a été éduqué au sein d’une famille en affaires (graphique 8.15).

GRAPHIQUE 8.1

Taux moyens des individus présents dans les différentes étapes du cycle entrepreneurial, selon l’expérience familiale en affaires, Québec, 2015 à 2018 (novembre 2018)

Savoir prendre la juste mesure des choses

Les individus issus des familles en affaires balancent en effet leur enthousiasme entre la mesure anticipée des occasions d’affaires et la mesure vécue des difficultés. Comme exposé dans le graphique 8.1, le bénéfice d’une expérience familiale en affaires permet d’augmenter le taux d’intention entrepreneuriale par rapport aux personnes sans exposition familiale en entrepreneuriat (respectivement de 32,2 % et de 16,5 %).

Cet écart dans les intentions apparaît encore plus significatif pour les femmes que pour les hommes (comme il a été mentionné dans l’Indice 2017). Il semble en effet que l’expérience familiale facilite le « rattrapage » des femmes en ce qui concerne le taux d’intention, lorsqu’on compare l’effet de cette expérience avec les entrepreneurs dont la famille n’est pas dans le monde des affaires. Ainsi, quand le répondant provient d’une famille avec de l’expérience en affaires, les femmes semblent atteindre le même niveau que les hommes (graphique 8.2).

GRAPHIQUE 8.2

Taux d’intention de se lancer en affaires, selon le sexe et l’expérience familiale en affaires, Québec (novembre 2018)

L’expérience familiale en affaires joue également sur le mode d’entrée envisagée dans la chaîne entrepreneuriale : seuls 68 % des répondants issus d’une famille en affaires et ayant l’intention de se lancer en affaires ont l’intention de créer une nouvelle entreprise, et 21 % privilégient différentes formes de rachat ou de reprise, la moitié étant attribuée à des reprises familiales. À titre de comparaison, ceux sans expérience familiale préfèrent la création d’une nouvelle entreprise pour 78 % d’entre eux. Si la création d’une nouvelle entreprise est, dans tous les cas, l’option majoritaire, poursuivre l’histoire entrepreneuriale de la famille constitue un avantage ou une responsabilité, qui sont tous deux favorables à la démarche d’un transfert familial.

Autre différence intéressante : le recours à l’incorporation d’une entreprise (propriétaire unique) est plus fréquent par ceux qui proviennent d’une famille en affaires (15 % contre 8 %). En plus de démontrer un autre niveau de la perception du risque en affaires, cela dénote notamment la reconnaissance d’un lien entre la structure organisationnelle de l’entreprise souhaitée et aussi de la vision quant au volume d’affaires espéré, l’incorporation de l’entreprise bénéficiant, en moyenne, d’une durée de vie plus longue et d’un potentiel de croissance supérieur6. L’entreprise individuelle, immatriculée ou non, incluant le travail autonome, est un peu plus envisagée par les autres entrepreneurs, ne provenant pas d’une famille en affaires (40 % pour ceux provenant d’une famille en affaires contre 44 % pour les autres).

Les motivations7 de se lancer en affaires sont globalement similaires, que l’entrepreneur provienne ou non d’une famille en affaires (tableau 8.1). Cependant, on notera que le besoin d’indépendance, l’atteinte d’une position plus favorable dans la société et la nécessité d’une meilleure conciliation travail-famille sont plus importants dans le cas où un des parents a été travailleur autonome. Dans le cas où les parents étaient propriétaires d’une entreprise, la motivation relative à la continuité de la tradition familiale est forcément plus grande que dans le cas des autres groupes, mais elle reste marginale comparativement aux autres motivations.

TABLEAU 8.1

Motivations pour se lancer en affaires à l’étape des intentions, selon l’expérience familiale en affaires, Québec (novembre 2018)

En ce qui concerne les obstacles pour le passage plus rapide à l’action (démarches), la nécessité de finir les études en cours est très importante pour 32 % des personnes venant d’une famille en affaires (20 % pour les autres). L’importance de cet obstacle doit être mise en relation avec 1) la présence très importante des jeunes parmi les personnes ayant des intentions; 2) le fait que les jeunes issus d’une famille en affaires sont plus nombreux que les autres jeunes à cette étape de la chaîne; 3) le fait que beaucoup de jeunes pensent qu’il faut finir les études avant de commencer les démarches.

Les démarches : l’expérience familiale démystifie les obstacles

À l’étape des démarches, le fait de provenir d’une famille en affaires est aussi favorable à l’élan entrepreneurial (graphique 8.1 présenté précédemment) : l’expérience de l’entourage a pu démystifier les différentes actions nécessaires à la construction d’un projet, et ce, même si la liste des obstacles reste longue.

Le tableau 8.2 décrit les obstacles ressentis par les individus à l’étape des démarches. La comparaison entre les « démarcheurs » provenant d’une famille en affaires avec ceux n’ayant pas un tel cheminement apporte des indications précieuses. Les individus issus d’une famille en affaires manifestent moins d’incertitude sur la capacité à vendre leur projet, cette relative confiance étant fort probablement construite par l’expérience familiale. Cette dernière favorise également un accès plus averti au financement public, un accès plus spontané à l’accompagnement d’un entrepreneur expérimenté et une efficacité globalement plus élevée, avec un usage du temps « moins stressé ». Néanmoins, l’enquête révèle que le soutien de l’entourage immédiat semble manquer, ce qui doit relever des attentes déçues du « démarcheur », croyant naturel le soutien de sa famille. Par ailleurs, l’expérience familiale en affaires n’est pas nécessairement vécue de manière toujours positive; l’accès à un accompagnement « externe » doit rester pour eux une option envisageable.

TABLEAU 8.2

Taux des individus considérant les obstacles comme très ou assez difficiles à surmonter, selon l’expérience familiale en affaires des personnes à l’étape des démarches, Québec (novembre 2018)

Même pour les « démarcheurs », provenir d’une famille avec expérience en affaires ne diminue pas considérablement la préférence pour la création d’une nouvelle entreprise (66,7 % contre 77,2 % pour les entrepreneurs ne provenant pas d’une famille en affaires).

Être issu d’une famille en affaires ne rend pas les obstacles moins importants; toutefois, les projets entrepreneuriaux sont généralement plus ambitieux, impliquant plus souvent l’intention d’embaucher des employés dès la première année de fonctionnement (82 % contre 67 % pour les démarcheurs ne provenant pas d’une famille en affaires). Parallèlement, les montants d’investissement envisagés sont globalement plus élevés :

  • 47 % des entrepreneurs ne provenant pas d’une famille en affaires estiment des besoins d’investissement de moins de 20 000 $, alors que seuls 27 % des démarcheurs provenant d’une famille en affaires estiment pouvoir démarrer avec de tels montants;
  • 6 % des entrepreneurs ne provenant pas d’une famille en affaires envisagent des investissements de plus de 250 000 $, alors que la proportion monte à 10 % pour les démarcheurs provenant d’une famille en affaires, qui sont légèrement plus enclins à investir rapidement en innovation (55 % contre 51 %), et à développer leurs activités sur des marchés extérieurs dès leur première année d’activité (28 % contre 24 %).

L’expérience personnelle apparaît comme la source première de compétence pour tous les entrepreneurs en devenir, sans réelle différence entre ceux ayant une expérience entrepreneuriale dans la famille (38 %) et ceux n’en ayant pas (37 %).

Dans le cas de ceux ayant une expérience familiale, l’environnement immédiat (famille) contribue cependant plus clairement à l’accroissement de leurs capacités à entreprendre (pour 28 % d’entre eux, contre 18 % pour ceux sans une telle expérience familiale). Pour eux, l’école est aussi plus souvent mentionnée comme première source des compétences (13 % contre 9 % pour les entrepreneurs sans expérience familiale), probablement en raison de l’intérêt porté durant les années d’études et à une orientation préalable.

En contrepartie, pour les « démarcheurs » sans expérience familiale, les gens d’affaires ont une influence particulièrement importante (20 % contre 8 % seulement pour ceux ayant une expérience familiale). Ce qui nous rappelle que le système éducationnel et les réseaux d’accompagnement peuvent parfois faire office de « familles entrepreneuriales d’adoption », et ont donc leur importance.

L’expérience familiale est favorable à l’investissement

Les propriétaires venant d’une famille en affaires n’ont pas privilégié nécessairement une entrée en prenant la relève d’une entreprise existante. L’expérience familiale compte, mais sans être décisive. L’entrée dans la chaîne entrepreneuriale en passant par la relève, l’achat/rachat d’une entreprise ou d’une franchise existante ne concerne que 24 % des propriétaires issus d’une famille en affaires (11 % pour les autres entrepreneurs). Ainsi, les entrées ont été majoritairement faites par la création d’une nouvelle entreprise (graphique 8.3).

La mutation des activités sectorielles due à l’évolution de l’économie et le fait qu’une partie seulement des enfants de la famille puisse reprendre l’entreprise familiale font partie des explications.

GRAPHIQUE 8.3

Modalités d’entrée pour les propriétaires selon l’expérience familiale en affaires, Québec (novembre 2018)

Les propriétaires d’entreprises issus d’une famille en affaires sont expérimentés avec 66 % d’entre eux qui sont âgés de plus de 35 ans. Ce même groupe accueille également proportionnellement plus de jeunes de 18 à 34 ans (graphique 8.48).

GRAPHIQUE 8.4

Poids du groupe d’âge des propriétaires dans le total de chaque groupe selon l’expérience familiale en affaires, Québec (novembre 2018)

Les propriétaires avec expérience familiale sont relativement bien représentés parmi les profils Chefs de file (10 % contre 6 % pour les entrepreneurs ne provenant pas d’une famille en affaires) et les Enracinés (43 % contre 33 %).

L’intention d’investir en innovation au cours de la prochaine année est également plus marquée parmi les entrepreneurs avec une expérience familiale en affaires, et les montants estimés pour les investissements en vue de développer les affaires sont plus importants : 10,5 % vont investir plus de 100 000 $ contre 5,7 %.

Les intentions d’investissement peuvent être corrélées avec la propension à prendre des risques : le score Z des propriétaires avec au moins un parent en affaires est de 0,37 contre 0,15 pour les autres. Par contre, la proactivité des derniers est supérieure (0,30 contre 0,23 pour ceux provenant des familles en affaires), signalant un niveau relativement bon de confiance dans leurs capacités à mener leur projet entrepreneurial. Cette différence moins attendue pourrait être l’expression d’une exposition (pour les propriétaires ne venant pas d’une famille en affaires) à des projets de moindre envergure, compte tenu du fait que ceux provenant de familles en affaires sont mieux représentés dans les profils Chef de file et Enraciné.

Pour les entrepreneurs issus d’une entreprise familiale avec des employés, l’acquisition des capacités et des compétences pour la création d’une nouvelle entreprise révèle le rôle joué par la famille (39 %). Pour tous les autres, l’expérience personnelle occupe la première place (graphique 8.5).

GRAPHIQUE 8.5

Source principale d’acquisition des capacités et des compétences pour les propriétaires actuels, selon l’expérience familiale en affaires, Québec (novembre 2018)

L’expérience familiale est indéniablement un avantage très important pour l’entrepreneur dont le projet est appuyé d’une culture entrepreneuriale captée au plus jeune âge, et donc permettant une sorte d’« apprivoisement » de la prise de risque et des nombreux obstacles à la montée du projet. Les entrepreneurs issus d’une famille en affaires sont bien représentés parmi les Chefs de file, et présentent en toute logique une propension supérieure à investir. Ces « facilités » apparaissent spécialement favorables aux femmes, mieux portées à diriger une entreprise comparativement aux femmes entrepreneures sans expérience familiale en affaires.

Le facteur « Famille » apparaît non seulement comme le socle d’une culture entrepreneuriale forte, il joue aussi un rôle d’incubateur au désir d’entreprendre. Ce même milieu ressemble également à un complément au facteur « Expérience » et, en ce sens, prend sans aucun doute le rôle d’un accélérateur.

Sources

1 Krueger et Brazeal, 1994; Bosma et collab., 2012.
2 Van Auken et collab., 2006.
3 Stavrou et Swiercz, 1999; Dyer et Handler, 1994; Churchill et Hatten, 1987; Light et Bonacich, 1988.
4 En utilisant la valeur moyenne pour l’ensemble de la période, la variation due aux marges d’erreur est diminuée.
5 Le terme « FA » dans les graphiques et les tableaux de cette section indique que le répondant provient d’une famille en affaires (alors que « Non FA » signifie que le répondant n’a pas cette ascendance familiale).
6 Statistique Canada (Grekou et Liu), 2018.
7 Une échelle Likert à 5 points a été utilisée pour mesurer l’accord d’un individu avec les motivations : 1 = Très en désaccord; 2 = Plutôt en désaccord; 3 = Ni en accord ni en désaccord; 4 = Plutôt d’accord; 5 = Très en accord. Le tableau présente les moyennes de chaque groupe.
8 Le graphique 8.4 offre une lecture des propriétaires par groupe d’âge, en fonction du fait qu’ils ne proviennent pas d’une famille en affaires (Non FA), qu’ils proviennent d’une famille en affaires dont le parent est propriétaire avec employés (FA-Proprio), ou qu’ils proviennent d’une famille en affaires, dont le parent est un travailleur autonome (FA-TA) et donc sans employé.
Tiré de l’Indice entrepreneurial québécois 2018 de la Fondation de l’entrepreneurship.
Novembre 2018
Auteurs : Mihai Ibanescu (Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal), Audrey Azoulay (illo pertinere), Rina Marchand (Fondation de l’entrepreneurship).