Multientrepreneurs : le cocktail gagnant de l’expérience et de la persévérance

Un tiers des propriétaires veulent mettre sur pied une seconde entreprise

L’Indice repère une tendance particulièrement intéressante présente dans ses données depuis 2011-2012 : celle d’un entrepreneur québécois qui semble être de plus en plus « récidiviste » en multipliant les projets entrepreneuriaux pour saisir différentes occasions d’affaires à la fois, et ainsi augmenter son « portefeuille d’entreprises ». L’entrepreneur à portfolio – ou le Multientrepreneur – porte un intérêt particulier. Même s’il participe à la baisse du taux de propriétaires, il a une contribution très importante à la performance entrepreneuriale du Québec.

Classer les entrepreneurs selon leur tendance à la récidive

Pour bien comprendre l’entrepreneur, il est possible de le classer selon une multitude d’attributs. Celui qui consiste à le classer par sa disposition à répéter plusieurs fois la création d’une entreprise permet de reconnaître trois principaux types d’entrepreneurs1 :

  • Les « Novices » : ils ont créé une première entreprise et y consacrent tous leurs efforts;
  • Les « Entrepreneurs en série » : ils ont créé une première entreprise, avec un succès suffisant pour que sa revente lui permette de se consacrer à la création et au développement d’une nouvelle entreprise;

Les « Multientrepreneurs » (ou « entrepreneurs à portfolio ») : ils créent (ou achètent) et exploitent plusieurs entreprises en même temps. Lorsqu’ils créent une nouvelle entreprise (tout en détenant déjà au moins une), cette nouvelle entité n’influence pas à la hausse le taux de propriétaires. Si le Multientrepreneur augmente son portfolio par le rachat d’une entreprise à un entrepreneur qui quitte le monde des affaires, le taux de propriétaires diminuera. Comme véhiculé dans des vases communicants, le nombre d’entreprises reste constant, mais elles passent entre les mains d’un nombre plus petit d’entrepreneurs.

S’il est intéressant de porter un regard particulier sur les Multientrepreneurs, c’est d’abord parce que cela permet, au moins dans une certaine mesure, de réduire les inquiétudes qui émergeaient avec une stagnation du taux de propriétaires d’entreprises2.

Alors que le renouvellement de l’économie par l’entrepreneuriat semble compter parmi les impératifs de développement économique pour bon nombre d’observateurs, il pouvait en effet être jugé inquiétant de voir cette réduction s’accentuer. Si la montée du multientrepreneuriat n’efface pas cette inquiétude, cette nouvelle tendance rappelle cependant que la performance entrepreneuriale du Québec relève d’une complexité qui ne se contentera pas de la simple comptabilisation du nombre d’entrepreneurs ou du nombre d’entreprises.

Une étude de la Banque du Canada3 montre que le nombre total de nouvelles entreprises créées suit – depuis les années 1980 – une légère tendance à la baisse (de 164 000 à 138 000 nouvelles entrées annuelles entre 1984 et 2013). Si la baisse semble avoir ralenti à partir de 2009, le nombre de nouveaux entrepreneurs (première entreprise avec création d’emplois) a connu par contre un déclin beaucoup plus drastique : le nombre de nouveaux entrepreneurs est passé d’environ 70 000 en 1984 à environ 30 000 nouveaux employeurs par année en 2013, avec un déclin qui s’est accentué à partir de 2005. L’étude révèle une chute drastique du nombre de nouveaux entrepreneurs (à différencier du nombre de nouvelles entreprises), d’environ 43 nouveaux entrepreneurs pour 100 nouvelles entreprises en 1984 à environ 22 nouveaux entrepreneurs pour 100 nouvelles entreprises en 2013.

Ces résultats sont concordants avec l’Indice, qui a pu déceler cette tendance dans ses données en remontant à l’année 2011. Et les résultats de l’année 2018 le confirment : parmi les propriétaires d’entreprises, les Multientrepreneurs sont passés d’environ 8,0 % en 2011-2012 à 10,4 % en 2017-20184. Cette croissance est lente, mais elle apparaît concrète. Les données sont encore timides et l’étude du phénomène encore balbutiante, mais il conviendra de le suivre pour affiner les explications sur les motifs de cette tendance et pour en mesurer les implications. 

L’Indice fournit néanmoins des informations déjà très significatives sur l’intention des propriétaires actuels de créer une nouvelle entreprise : près d’un tiers d’entre eux l’envisagent (graphique 5.1). De plus, l’Indice révèle également que le passage de l’intention à la démarche entrepreneuriale est particulièrement élevé et concerne un quart de ces propriétaires (graphique 5.2). Le passage à l’acte des propriétaires d’entreprises bénéficiant d’une expérience passée est bien plus élevé que celui des non-propriétaires. Si ce résultat n’est pas surprenant, il envoie un signal sur la contribution particulière des Multientrepreneurs au dynamisme global de l’entrepreneuriat. Il illustre aussi le rôle de l’expérience entrepreneuriale dans le succès des PME.

GRAPHIQUE 5.1

Taux des intentions de créer une (autre) entreprise ou d’en reprendre une, propriétaires courants et non-propriétaires, Québec, 2015-2018 (novembre 2018)

GRAPHIQUE 5.2

Taux des individus à l’étape des démarches en vue de créer une (autre) entreprise ou de reprendre une entreprise, propriétaires courants et non-propriétaires, Québec, 2015-2018 (novembre 2018)

Pas nécessairement surprenant, mais néanmoins informatif, le taux des propriétaires ayant l’intention de créer une autre entreprise est ainsi pratiquement le double comparativement aux intentions des Québécois qui ne sont pas entrepreneurs, tandis que le passage à l’étape des démarches est trois à quatre fois plus important. Que nous apprend cette comparaison? Elle suggère que les propriétaires passent plus rapidement de l’idée initiale à la réalisation du projet. Ce passage à l’acte plus « vigoureux » capte une vitalité entrepreneuriale intéressante, et il convient de mieux comprendre les motivations et les caractéristiques des Multientrepreneurs afin de reconnaître les facteurs de leurs performances.

Multientrepreneuriat : la première motivation est l’augmentation des revenus

L’enquête de 2015 de l’Indice a relevé les motivations des entrepreneurs propriétaires engagés dans les démarches de la création d’une nouvelle entreprise : la première des motivations concerne l’augmentation des revenus, pour une meilleure satisfaction financière (80 % des répondants) (tableau 5.1). Elle est suivie de la réalisation d’un rêve et de l’accomplissement personnel (76 %) et de gagner plus d’argent, visant l’enrichissement personnel (75 %). Sans apparaître dans le « top 3 » des motivations, le désir de mieux exploiter les connaissances acquises avec l’entreprise actuelle, la diversification des affaires et le souhait d’exploiter une bonne idée d’affaires font également partie des motivations notables. L’édition 2015 nous permet de retenir qu’entre le propriétaire « Novice »5 et le Multientrepreneur, la motivation principale passe d’un besoin d’indépendance à une volonté claire d’améliorer la performance financière.

TABLEAU 5.1

Motivations des propriétaires courants pour créer une autre entreprise, Québec, 2015 (novembre 2018)

Ainsi, une fois le désir d’indépendance atteint, les motivations de l’entrepreneur mutent vers un désir de performance (tableau 5.2), les Multientrepreneurs privilégiant le développement d’une nouvelle activité, propice à l’exploitation d’un nouveau marché ou à l’augmentation de leurs parts de marché. En ce sens, il est possible de reconnaître chez le Multientrepreneur le potentiel d’une contribution plus importante à la croissance économique.

TABLEAU 5.2

Motivations des Multientrepreneurs de créer et de détenir plusieurs entreprises, Québec (novembre 2018)

L’Indice 2018 confirme ainsi clairement la recherche d’un revenu supérieur comme première motivation : 93 % des Multientrepreneurs considèrent cette motivation comme très ou plutôt importante. À noter que la facilité d’identifier de nouvelles occasions d’affaires, caractéristique de l’esprit entrepreneurial, motive 89 % des entrepreneurs interrogés. À cet égard, l’expérience accumulée constitue une caractéristique indiscutable du Multientrepreneur.

Le Multientrepreneur surfe sur l’expérience, notamment l’expérience familiale

La notion d’expérience dans le domaine entrepreneurial relève d’une importance mainte fois rappelée dans les différentes éditions de l’Indice. Déjà en 2010, l’Indice soulignait l’importance de l’expérience, des réseaux de proximité et des réseaux d’affaires comme facteurs déterminants pour augmenter le dynamisme entrepreneurial, et reconnaissait – parmi les initiatives à mettre en œuvre au Québec – l’amélioration de l’accessibilité à ces éléments comme étant prioritaire. Fort d’une expérience accumulée, le Multientrepreneur bénéficie d’une crédibilité et d’un réseau d’affaires facilitant notamment l’accès aux ressources propices à la conversion des intentions vers un processus formel de création d’entreprise.

L’importance de l’expérience est également retracée parmi les entrepreneurs issus d’une famille en affaires. La provenance de l’entrepreneur d’une famille en affaires joue un rôle important : en 2018, 53 % des Multientrepreneurs en sont en effet issus6, alors que les autres entrepreneurs n’ont eu qu’en proportion de 48 % une telle ascendance.

Un profil où les Chefs de file sont surreprésentés : 33 % sont Multientrepreneurs

Le Chef de file privilégie le plus l’innovation technologique et de produits, il est âgé en général de 45 à 54 ans, il est « expérimenté », il a souvent démarré plus d’une entreprise, et il correspond au profil le plus ouvert au risque; tous des traits similaires au Multientrepreneur. Ainsi, le fait que les Multientrepreneurs sont relativement plus nombreux parmi les Chefs de file n’est pas surprenant : en 2018, 33 % des Chefs de file se trouvent à la tête de deux ou de plusieurs entreprises. Le fait que les Enracinés7, bien que plus nombreux en nombre absolu parmi les Multientrepreneurs, ne sont qu’à 8,4 % des Multientrepreneurs suggère que l’exposition aux marchés internationaux – principale caractéristique différenciant le Chef de file de l’Enraciné – semble jouer un rôle particulier dans la propension des propriétaires à créer une seconde entreprise.

Une propension à prendre des risques et une proactivité largement supérieures

La prise de risque constitue très certainement la caractéristique commune à tous les entrepreneurs. Ils envisagent cependant ce risque de manière différente selon leurs caractéristiques propres.

Les Multientrepreneurs se distinguent ainsi des autres entrepreneurs par une plus grande propension, en général, à accepter le risque (score Z8 de 0,62, comparativement à 0,22 pour les autres entrepreneurs). Cette propension est notamment déterminée par leur perception du risque, elle-même associée aux désavantages qu’ils associent en général à l’entrepreneuriat. La perception du risque qui serait engendré par une activité entrepreneuriale apparaît nettement plus faible dans le cas des Multientrepreneurs (score Z de -0,78 pour les Multientrepreneurs, contre -0,42 pour les autres).

Les Multientrepreneurs montrent également un niveau de proactivité9 relativement supérieur (score Z de 0,51 contre 0,24). Reflet de la confiance dans la capacité individuelle à surmonter les difficultés et à réaliser avec succès les activités engagées, la proactivité a tendance à réduire la perception du risque et à faciliter la prise en charge de ce risque par l’entrepreneur. Si le Multientrepreneur semble plus tolérant au risque et plus proactif, c’est possiblement parce qu’il apparaît également plus outillé.

En effet, les Multientrepreneurs affirment plus souvent que les études leur ont été utiles pour l’acquisition de compétences spécifiques en gestion des affaires. Les Multientrepreneurs sont ainsi :

  • 60 % à reconnaître les études généralement utiles pour leurs activités entrepreneuriales (44 % pour les autres entrepreneurs);
  • 67 % à attribuer aux études la possibilité d’acquérir des compétences technologiques ou liées à l’organisation (contre 57 %);
  • 56 % à attribuer aux études une facilité augmentée pour le développement d’un réseau de contacts (contre 51 %).

Persévérance et résilience : clés de toutes les réussites

Parmi les entrepreneurs « récidivistes », il y a ceux qui, sans être de véritables entrepreneurs en série, ne désarment pas et reviennent dans la chaîne entrepreneuriale après un échec. Parmi les individus de moins de 65 ans qui ont déjà fermé une entreprise, 37 % ont exprimé leurs intentions de se relancer en affaires, 25 % sont déjà à l’étape des démarches et 19 % sont parvenus à redevenir propriétaires10. Persévérants, ces entrepreneurs développent un « capital expérience » favorable au dynamisme entrepreneurial du Québec. Ils ont d’ailleurs une propension à prendre des risques plus importante que les autres entrepreneurs (0,402 contre 0,222), et ont aussi une tendance supérieure à se retrouver présentement parmi les Chefs de file ou les Prudents. L’expérience ainsi accumulée avec l’ancienne entreprise augmente l’apprentissage entrepreneurial11, et devient favorable à la nouvelle aventure entrepreneuriale.

Il multiplie le nombre de projets, tire profit de son expérience, apprivoise la prise de risque, exploite toutes ses ambitions, et affiche le souhait d’augmenter le revenu global de ses activités : le Multientrepreneur est-il un superentrepreneur? Ou profite-t-il d’un écosystème plus facilitant? Cherche-t-il une réponse à une économie beaucoup plus concurrentielle et beaucoup moins prévisible? Quoi qu’il en soit, l’Indice entrepreneurial québécois perçoit une augmentation des Multientrepreneurs au sein de la société québécoise qui, semblant vouloir dépasser tous les obstacles traditionnels de l’entrepreneuriat, plus informés et profitant peut-être des possibilités d’une économie plus globale, comptent sans équivoque parmi les entrepreneurs à surveiller.

Sources

1Alsos et Kolvereid, 1998; Westhead et Wright, 1998; Westhead et collab., 2005.
2Le taux de propriétaires en 2009 se situait à 7,2 %, alors qu’il s’établit à 6,3 % en 2018. L’Indice 2017 fait état des différents facteurs contribuant à la stagnation du taux de propriétaires, incluant l’impact des Multientrepreneurs.
3Banque du Canada (Cao et collab.), 2015.
4Afin de réduire les variations annuelles dues à la marge d’erreur, la moyenne pour les deux années consécutives a été utilisée.
5Les trois premières motivations du propriétaire sans intention de créer une autre affaire : 1) contrôle de sa vie (85 %); 2) besoin d’indépendance, de ne plus avoir un patron (81 %); 3) réaliser son rêve (74 %); 4) gagner un meilleur revenu pour survivre (63 %).
6Données de l’enquête de 2018 de l’Indice entrepreneurial québécois.
7Les entrepreneurs québécois du profil « Enraciné » sont trois fois plus nombreux que les Chefs de file. Les Enracinés sont majoritairement actifs à l’échelle provinciale et une très faible proportion déclare être active à l’échelle du Canada. Ils se distinguent par leur chiffre d’affaires appréciable et, en soi, ils constituent un rouage important de notre économie. De plus, ils possèdent une attitude face au risque similaire aux Chefs de file (voir les quatre grands profils entrepreneuriaux dans l’édition 2016 de l’Indice entrepreneurial québécois).
8Voir le glossaire.
9La proactivité est un concept utilisé en psychologie organisationnelle. Il mesure la prédisposition d’un individu à identifier des occasions au sein même de son environnement, à agir en lançant une initiative et à persévérer en vue d’atteindre un objectif.
10Les Multientrepreneurs ont été exclus du calcul. En effet, ceux-ci ayant déjà fermé une entreprise ont pu simplement renoncer à une idée d’affaires qui n’aurait pas abouti pour se concentrer sur les autres. Autrement dit, nous avons voulu mesurer les « purs résilients » qui avaient quitté la chaîne et qui ont fait à nouveau le choix de vie de redevenir entrepreneur, apparaissant ainsi à nouveau dans la chaîne entrepreneuriale.
11Cope, 2005; Ucbasaran et collab., 2013.
Tiré de l’Indice entrepreneurial québécois 2018 de la Fondation de l’entrepreneurship.
Novembre 2018
Auteurs : Mihai Ibanescu (Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal), Audrey Azoulay (illo pertinere), Rina Marchand (Fondation de l’entrepreneurship).